Derek Irwin
MAITRISE D’HISTOIRE ANCIENNE présentée en juin 2002 sous la direction de M. Pierre Carlier Professeur à l’Université de Paris X Nanterre.
LE COMMERCE MARITIME DANS LES PLAIDOYERS DES ORATEURS ATTIQUES
Parvenu au terme de cette étude, je voudrais exprimer ma profonde et sincère reconnaissance à tous les professeurs qui m’ont fait connaître et aimer l’histoire. Je voudrais remercier tout particulièrement M. Pierre Carlier, Professeur à l’Université de Paris X Nanterre, pour son écoute et ses précieux conseils. Je remercie également M. Pierre Chiron, Professeur à l’Université de Paris IX Dauphine, pour s’être intéressé à mon travail.
Enfin je tenais à remercier mes amis qui m’ont aidé, parfois sans le savoir.
SOMMAIRE
INTRODUCTION……………………………………………………………… 5
PREMIERE PARTIE
NEGOCIANTS MARITIMES
A. TYPES DE NEGOCIANTS MARITIMES…………………………... 13
Patrons de navire, capitaines de navire, et autres marchands
B. STATUTS DES NEGOCIANTS……………………………………… 17
Origine, classes et richesse des négociants
C. LES NEGOCIANTS DANS LES PLAIDOYERS………………….. 26
Caractère et réputation des négociants
DEUXIEME PARTIE
PRÊTS MARITIMES
A. PRÊT MARITIMES…………………………………………………… 33
Prêt à la grosse, intérêts, et risques
B. SOURCES DES PRÊTS……………………………………………….. 43
Investisseurs
C BANQUIERS…………………………………………………………… 45
Rôle et réputation des banquiers
TROISIEME PARTIE
APPROVISIONNEMENT
A. L’ETAT ET LE COMMERCE………………………………………. 52
Traités internationaux, revenu d’Etat, législation
B. LES NAVIRES ET LES ROUTES…………………………………… 63
Volume des navires, destination, route maritime
C.. ORIGINES ET TYPES DES PRODUITS…………………………… 70
Volume des importations, fournisseurs d’Athènes
CONCLUSION ………………………………………………………………. 78
BIBLIOGRAPHIE …………………………………………………………... 82
« Mais soudain il descend de la montagne abrupte. Il s’avance à grands pas rapides, et les hautes montagnes, la forêt, tout tremble sous les pieds immortels de Poséidon en marche. Il fait trois enjambées ; à la quatrième, atteint son but, Eges, où un palais illustre lui a été construit dans l’abîme marin, étincelant d’or, éternel. Aussitôt arrivé, il attelle à son char deux coursiers aux pieds de bronze et au vol prompt, dont le front porte une crinière d’or. Lui-même, se vêt d’or, prend en main un fouet d’or façonné, puis montant sur son char, pousse vers les flots. Les monstres de la mer le fêtent de leurs bonds ; partout ils quittent leurs cachettes : nul ne méconnaît son seigneur. La mer en liesse lui ouvre le passage ; le char s’envole, à toute allure, sans que, même par dessous, se mouille l’essieu de bronze. Ainsi ses coursiers bondissants portent le dieu vers les nefs achéennes. »[1]
INTRODUCTION
A l’époque des orateurs attiques, le commerce maritime est florissant à Athènes. Le Pirée est depuis le cinquième siècle un port fréquenté par des négociants maritimes issus de diverses régions du monde méditerranéen, et un haut lieu de circulation de l’argent. Nous avons de nombreuses sources pour confirmer qu’il existait une vive activité commerciale entre la Grèce et d’autres pays. Thucydide nous laisse l’image d’une cité florissante et vivante. Telle est la puissance de notre cité, écrit-il, que les biens de toute la terre y affluent (II, 38). Périclès se vante également de la grandeur de la cité athénienne qui attire des produits de l’univers. Les pièces d’Aristophane constituent une source très importante en ce qui concerne les types de produits que les Athéniens importaient. Il nous donne une longue liste de produits (870). D’après Hermippas, de Hellespont arrivent des poissons salés, de l’Italie des côtes de bœuf fumé, de Syracuse les porcs et les fromages et de l’Egypte la voile et le papier. Plutarque nous dit que les négociants maritimes exportaient une huile d’olive de qualité et de réputation aux Bosphore, qui n’en produisait pas (Plut., Sol. II, 24.). Hérodote nous dit dans Histoires (III, 6) que deux fois par an de toute la Grèce et de la Phénicie arrive le vin enfermé dans des vases de terre.
Glotz maintenait qu’au cinquième et quatrième siècle l’industrie prenait une importance qu’elle n’avait jamais eue jusque là. La population de la ville avait augmenté considérablement, et en conséquence l’Etat devait garantir l’approvisionnement en nourriture de base. L’Athénien moyen se nourrissait presque exclusivement de céréales, de quelques légumes, et de poisson parfois. Mais le sol d’Attique ne fournissait pas assez de céréales et la ville était, à l’époque qui nous intéresse, dépendante en grande partie des importations de céréales qu’elle allait chercher dans diverses régions plus ou moins lointaines. Nous savons que lors de la guerre de Péloponnèse, Athènes fut obligée de se rendre aux Lacédémoniens après de longs mois de famine, et que les importations de blé étaient devenues une des principales préoccupations pour les Athéniens.
Cette période voit le développement commercial d’Athènes où on fabrique des produits pour le marché étranger en échange de matières premières et de produits alimentaires, et notamment les céréales. Nous constatons la présence de petites industries dans les œuvres des orateurs tels Démosthène, Isocrate ou encore Lysias. Il y avait des ateliers de fabrications de différentes sortes à Athènes. Le père de Démosthène avait un atelier dans lequel il fabriquait des couteaux et des lits (Dem. , xxvii, 9). Pasion fabriquait des boucliers (dem., xxxvi, 4). Lysias nous parle d’un atelier où travaillaient une centaine d’esclaves (Lysias., xii, 8). Le père de Démosthène importait de l’ivoire, du fer et puis du bois pour la fabrique des lits (C. Aphobos I, 10). Nous avons donc ici la preuve évidente qu’il existait à Athènes une industrie active. La construction des navires s’est améliorée et la navigation avait réalisée de sérieux progrès. Les vaisseaux pouvaient naviguer plus vite qu’au temps de l’Odyssée, et le coût du transport maritime avait baissé (ex. Glotz, Travail p.351, Compernelle). Nous savons par Hérodote que certaines cités avaient construit des môles pour protéger les ports (Hér., III, 60). La mer, sur laquelle soufflaient des vents réguliers, au moins pendant la période de la navigation, était plutôt calme et donc n’empêchait pas la navigation. Tous les facteurs étaient réunis pour stimuler la navigation, et en conséquence, le commerce maritime. La prospérité de la ville attirait plus d’étrangers dont un certain nombre de négociants maritimes en quête de marchés pour écouler leurs produits et pour acheter des produits athéniens. Le développement de l’industrie a donc favorisé le développement du négoce, des prêts, et des transactions bancaires.
Dans cette étude, j’essaie surtout d’établir l’identité de ces hommes qui pratiquaient le commerce maritime. Se basant sur des écrits d’auteurs anciens comme Platon et Aristote certains historiens ont développé la thèse selon laquelle le commerce maritime était un métier réservé aux métèques et surtout un métier méprisé ; pour eux il était donc impossible qu’un citoyen s’associer à ce genre d’entreprise (Aristote Pol., 1289b,1291a – Platon, Lois, 918d, Hasebroek p.22). Pourtant, j’ai relevé plusieurs exemples de négociants maritimes qui ne rentrent pas dans cette catégorie. Il est vrai que beaucoup de négociants étaient étrangers ou métèques, mais des citoyens athéniens ont aussi participé au commerce en tant que négociants. Les orateurs ont donné une image plutôt négative des négociants. Il faut donc mettre en garde le lecteur des plaidoyers contre le fait que ceux-ci voient dans les négociants des personnes malhonnêtes, peu scrupuleuses, voire des escrocs. Aucun des discours des orateurs n’est plaidé par un négociant maritime. Les discours sont écrits pour défendre les créanciers. Nous n’avons donc pas leurs versions des choses et ne pouvons pas formuler une idée précise de leur caractère. Il serait donc imprudent de pérenniser cette mauvaise image. A l’issu de mes recherches, je suis arrivé à la conclusion que le commerce maritime, qui devait assurer un approvisionnement en nourriture pour la population de la Cité, ne pouvait être entre les mains des gens malhonnêtes. Evidement, il serait naïf de penser que ce genre de motivation malhonnête n’existait pas. Certains négociants ont sûrement tenté de gagner un peu d’argent d’une manière illégale, notamment parce qu’ils avaient souvent besoin de financement. Il est en effet clair que la grande majorité des hommes concernés par cette activité n‘étaient pas riches et ne pouvaient pas financer tout seul leur entreprise. Mais pour autant, on ne peut pas légitimement cantonner les négociants à cette catégories de personnages.
Les négociants maritimes dépendaient en général des hommes qui possédaient un capital pour financer leurs aventures commerciales, capital dispensé sous la forme de prêts maritimes que l’on nomme prêt à la grosse. J’espère pouvoir démontrer également que beaucoup d’individus de divers statuts, qu’ils soient riches, modestes, athéniens ou pas, ont tenté de gagner de l’argent grâce au commerce maritime. Je pense qu’il y a également des raisons de penser que certains banquiers jouaient un rôle plus important que l’on n’aurait pensé jusqu’ici. Nous savons que les négociants déposaient des contrats écrits concernant leurs affaires chez des banquiers. Nous voyons mêmes des négociants rédiger un contrat pendant une traversée en mer, ce qui prouve que les négociants étaient loin d’être analphabète comme le pensait Hasebroek (p.11). Au contraire, l’écriture faisait partie du quotidien des négociants. Calhoun (p.103) me semble également un peu excessif lorsqu’il écrit les banquiers ne prêtaient pas aux négociants maritimes. Nous constatons que c’était courant pour des banquiers d’avoir des négociants pour clients, et je pense qu’il est plausible de dire qu’ils prêtaient afin de financer des entreprises maritimes. Mais ces banquiers n’ont pas toujours joui d’une bonne image auprès des orateurs. Le discours sur lequel je m’appuie porte le plus souvent sur des litiges entre des gens de ce monde des affaires et prouve l’intervention de l’Etat et la justice en tant qu’arbitres.
Athènes a non seulement tenté d’assurer la sécurité des routes commerciales contre des attaques ennemies ou contre des pirates en passant des traités internationaux avec des pays amis, mais elle s’est efforcée de doter le commerce d’une base légale nécessaire pour assurer un approvisionnement en blé et d’éviter des conflits entre négociants. L’existence même des plaidoyers civils portant sur des affaires de commerce maritime atteste d’une législation qui réglait les litiges entre négociants et créanciers. Des lois fixaient clairement des règles, et ceux qui les contrevenaient étaient punis. Cependant, intervention de l’Etat ne veut pas dire mercantilisme d’Etat. J’estime que son rôle dans le commerce maritime était limité en grande partie à assurer un approvisionnement en céréales et d’autres matières premières tel que le bois, mais aussi à veiller au bon déroulement du commerce.
Thucydide retrace l’histoire du développement économique de la Grèce mais ne dit jamais que les hommes politiques ont pris des décisions pour développer le commerce et ne mentionne jamais la présence d’une classe organisée de marchands. Il nous dit que l’Etat trouvait un revenu dans ce commerce (mais ne donne aucune indication du volume). Il est vrai que l’Etat avait interdit toute exportation de bois, corde, cire et autres matières utilisées dans la construction navale mais il n’y a aucune trace de l’existence de tarifs protectionnistes ni d’une politique athénienne pour promouvoir ses produits « nationaux » contre ceux d’une autre cité état. D’ailleurs, il n’y a aucun élément dans les plaidoyers qui pouvait nous laisser penser qu’il existait de groupes ou d’associations de marchands navigants à Athènes pour défendre les intérêts de la ‘profession’ ou de faire pression sur le gouvernement afin qu’il prenne des mesures de protection à leur avantage. Les marchands navigants travaillaient le plus souvent seuls ou avec un ou deux partenaires seulement, et n’avaient donc aucun pouvoir politique pour influencer les hommes d’Etat. Certains historiens comme Beloch et Meyer pensaient que les cités grecques avaient une politique commerciale, et qu’elles dirigeaient leur commerce contre d’autres cités concurrentes. Thucydide, Xénophon et Aristote nous ont laissé des récits et des débats de l’assemblée au sujet de guerre et de paix mais en aucun cas nous voyons des débats sur l’importance des exportations pour la cité.
Hasebroek a donc réduit l’action de l’Etat aux strictes fonctions d’assurer l’approvisionnement en blé et de prélèvement de taxes sur des produits importés. D’après lui, les historiens ont magnifié le rôle de l’Etat dans le commerce. Il pensait que le commerce maritime en Grèce n’avait jamais été un commerce national dans lequel l’Etat avait une politique commerciale bien définie[2]. Il réfutait, bien sûr, toute comparaison avec les villes de Venise, Florence ou Gènes au moyen age. Pour lui la Grèce a manqué de stabilité et de sécurité nécessaire pour développer un commerce, et en conséquence n’a fait qu’exploiter ses colonies. L’Etat n’avait aucun sens du commerce et n’aidait pas à son développement. La politique de l’Etat n’était pas d’assister le commerce en général, mais de maintenir une seule forme de commerce, celui des graines et du bois[3]. Selon lui, seulement deux facteurs influençaient l’attitude de la cité dans la Grèce classique sur le sujet du commerce avec les pays étrangers : (a) les revenus tirés de ce commerce par moyens de taxes ; et (b) l’utilisation du commerce et les marchands pour garantir un approvisionnement en nourriture ainsi qu’en bois et en d’autres matières premières pour la construction navale. Toutes les mesures prises par Athènes dépendaient de ces deux facteurs seulement[4]. Michell, dans son livre sur l’économie grecque, estime que Hasebroek est allé trop loin. Il est vrai que beaucoup d’historiens ont exagéré l’engagement de l’Etat grec dans le commerce, mais Dr. Hasebroek va dans l’autre extrême, écrit-il[5]. Austin et Vidal-Naquet estimaient que l’Etat a joué un rôle moins important que l’on aurait cru auparavant. Pour eux, non plus, il ne peut pas être question d’industrie ou de commerce national. Et ils vont plus loin pour dire qu’il n‘y a pas « à proprement parler « d’industrie » ou de commerce « athénien » »[6].
Dans les plaidoyers, nous ne trouvons rien qui nous permet de parler d’une vrai politique commerciale. Mais l’Etat a clairement pris des mesures militaires et diplomatiques afin de garantir l’approvisionnement en céréale. Il a aussi pris des mesures législatives pour réglementer le commerce maritime en général. Ainsi les navires de marchandises pouvaient circuler en relative sécurité entre les différents ports de ravitaillements qui desservaient le Pirée. Ils commerçaient avec diverses régions du monde méditerranéen du sud de la Gaule, en passant par la Sicile, l’Egypte, la Mer Noire et la Phénicie avec des marchandises de blé, du vin et de nombreux autres produits.
Dans mon étude je m’intéresserai tout d’abord aux hommes qui participaient au commerce maritime, les négociants maritimes. Je m’efforcerai de savoir qui étaient ces hommes, et de quelle manière ils travaillaient. J’essayerai de connaître leur origine et leur statut social à Athènes. En même temps j’étudierai la façon qu’ils finançaient leurs aventures. Où trouvaient-ils l’argent pour prendre en charge les frais de leur négoce? Je m’arrêterai ainsi sur le rôle qu’ont joué les créanciers, la banque et les banquiers dans ces affaires. Ensuite, j’essayerai de voir le rôle occupé par l’Etat pour assurer un approvisionnement en denrées alimentaires et en matières premières. Quelles étaient les mesures prises par les hommes politiques de l’époque classique pour réglementer ce commerce? Finalement, nous verrons les importants produits que ces négociants sont allés chercher un peu partout, et sur quel moyen de transport ils comptaient.
Je m’appuierai principalement sur les œuvres des orateurs attiques ; c’est dire les plaidoyers civils et parfois ceux qui traitaient de la politique. Bien entendu, notre source principale sera les discours privés de Démosthène dans lesquels nous trouvons un trésor d’information sur les activités commerciales. J’utiliserai également les œuvres, parfois aussi riches, de Lysias, Lycurgue, et Isocrate. Je ne pourrais pas néanmoins me passer de certains écrits de Hérodote, Thucydide, Xénophon, Platon et Aristote qui sont inépuisable.
[1] Homère, l’Iliade, XIII, 23-30.
[2] Hasebroek, Trade and Politics, p. 101.
[3] Hasebroek, Trade and Politics, p. 139.
[4] Idem p. 103.
[5] Michell, The Economics of Ancient Greece, p. 227.
[6] M. Austin, P. Vidal-Naquet, Economie et Société, p. 127-131.